Pèlerinage du pain à Montréal

Pèlerinage du pain à Montréal

Au milieu de cet après-midi déjà fort entamé, nous faisons un saut chez Capucine et tournesol où Philippe Sayad défend l’intégralité du pain au levain naturel depuis la fin des années 1980. Les blés sont tous moulus sur place, au moyen de deux moulins artisanaux, et les pains sont fermentés au moyen d’une culture de levain faite d’eau et de farine. Sur l’étalage, les pains au levain cuits dans des moules sont trapus, et témoignent du caractère dense et roboratif des grains intégraux. Quelques variétés de pains sont fabriquées sur levure boulangère. Ici, on ne trouvera pas de gâteries sucrées ou de pains blancs. Les panneaux sur la vitrine l’indiquent très clairement. Mais les plats préparés comme les muffins (sucrés à la compote de pommes) se veulent porteurs d’un gage de santé qui semble être tombé dans l’oubli.

Malgré les campagnes journalistiques sur le «bon pain», Philippe Sayad déplore la «vedettisation» de pains majoritairement blancs. Selon lui, seules des farines intégrales contenant le germe de blé et tout le son sont propices à une alimentation équilibrée en glucides, en protéines et en minéraux. Bien qu’il acquiesce qu’il est de bon aloi de se gâter parfois d’une viennoiserie bien sucrée et beurrée, et d’une baguette blanche, ce boulanger qui se dit lui-même «têtu» pourfend les opinions mal informées que véhiculent les journalistes, voire certains spécialistes de l’alimentation, au sujet du pain. Comme quoi il est grand temps qu’une médiatisation plus juste sur le pain voie le jour au Québec.

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Nous quittons Outremont et entrons dans le Mile-End où, sur la rue Saint-Viateur, nous entrons dans la Maison du bagel. Il se produit ici des centaines, voire des milliers, de douzaines de bagels et cela depuis 1957. Robert, d’origine italienne, fait partie de la troisième génération de patrons. Son père avait acquis la Maison du bagel de son fondateur, Myer Lewkowicz. Dès l’âge de onze ans, Robert avait mis les pieds dans le fournil et les mains à la pâte, occupant tour à tour toutes les fonctions au sein de l’entreprise.

Durant notre passage, un boulanger s’occupait à diviser et façonner les bagels à partir d’une pâte très ferme de plusieurs dizaines de kilogrammes. Un autre boulanger s’affairait à enfourner et défourner les bagels, alors qu’au comptoir les bagels chauds enrobés de graines de sésame ou de pavot s’envolaient par douzaines. D’un geste sec et précis, il sortait un rang de bagels à la fois du four, et projetait ceux-ci sur une sorte de toboggan où les bagels glissaient lentement vers le comptoir de caisse.

La renommée des bagels de Montréal semble acquise (face à l’adversaire de New York), mais Robert s’exclame que tous les jours le combat doit être repris. Je lui ai demandé s’il y avait une certaine solidarité entre les deux plus grands producteurs de bagels de Montréal (l’autre était situé sur Fairmount à environ deux cents mètres de distance). «Ne prononce pas le F… word!», nous a-t-il répondu tout de go. Il ajouta cependant qu’il se souviendra toujours de la journée où le patron chez Fairmount l’avait appelé pour lui demander une dizaine de sacs de farine. Inhabitué à ce type de sollicitation, il hésita. Mais son père lui dit d’acquiescer à la demande du compétiteur qui, peu de temps après, vint chercher plusieurs sacs de farine.

Les bagels de Montréal sont une institution d’origine juive qui est devenue transculturelle. Les boulangers employés étaient tous d’origines diverses. Au plan de travail, au four ou au comptoir, j’ai eu l’impression de voir des boulangers usés par le labeur. Leurs regards un peu lointains et leur enthousiasme confiné contrastaient avec le charisme du patron au profil sanguin. En mâchant un bagel tout juste sorti du four, je me suis rappelé que certaines traditions se doivent de ne pas (trop) changer ou innover. En tout cas, la tradition du bagel montréalais peut compter sur quelques institutions solides qui savent répéter une formule qui connait du succès.

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