Oskarshamn, Suède

La bourrique: voyage avec un Bedford en Europe

For my part, I travel not to go anywhere, but to go. I travel for travel’s sake. The great affair is to move; to feel the needs and hitches of our life more nearly; to come down off this feather-bed of civilisation, and find the globe granite underfoot and strewn with cutting flints.
– Robert Louis Stevenson (1850-1894), Voyage avec un âne dans les Cévennes (1879)

«Quant à moi, je voyage non pas pour aller quelque part, mais pour aller. Je voyage pour voyager. Le but principal est de se mettre en mouvement; de ressentir les besoins et les petites contrariétés de notre vie plus clairement; de descendre du lit douillet de la civilisation et de retrouver sous nos pieds le granite de la terre qui est parsemé de cailloux tranchants.» (Traduction libre)

(Livrel disponible gratuitement sur Google livres)

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Quand Robert Louis Stevenson (auteur, entre autres, de L’étrange cas du docteur Jekyll et de Monsieur Hyde, publié en 1886) entreprit son aventure dans les montagnes de la région du Hérault, dans le sud de la France, la randonnée pédestre et le camping récréatif étaient à leurs balbutiements. C’était l’époque où les Britanniques – Stevenson était Écossais – colonisaient le monde avec leur régime impérial et leurs explorations à visée dominatrice. Stevenson n’avait aucune prétention de faire acte d’explorateur chevronné. Il savait que son aventure était de petite envergure, mais cela lui suffisait pour s’exalter.

Il avait fait concevoir et fabriquer un sac de couchage sur mesure, alors qu’un tel équipement n’existait pas encore sur le marché. Son sac de couchage était si volumineux et lourd – mais il en était fier – qu’il ne pouvait s’imaginer le transporter lui-même lors de son escapade de dix jours en région vallonneuse. Un âne, s’était-il dit, serait la bête de somme idéale – mieux qu’un cheval, moins habile dans les pentes – pour l’alléger de son fardeau et pour faciliter toute sa démarche. En plus de son sac de couchage, il apportait des livres, une bouteille de brandy et d’autres accessoires qui sembleraient hors propos aujourd’hui.

Modestine, le nom que Stevenson donna à son ânesse, ne lui facilita pas la vie. Au contraire. Les paysans rirent même de l’incompétence de Stevenson à contrôler et diriger sa bête. On lui fabriqua un fouet, avec une pointe ferrée, pour commander celle-ci. On lui montra comment faire, sans pitié, avec fermeté. Stevenson se réjouit de son apprentissage et ne lésina pas sur l’autorité. Pauvre bête. Lui-même se trouvait cruel, mais ne voyait pas comment il marcherait quelque kilomètre que ce soit sans sa méthode. Mais, et c’est là le clou de l’histoire, il n’aurait pas pu se passer de l’aide de Modestine. Son autonomie et sa liberté de randonneur émerveillé dépendaient de ce lien entre l’humain et l’animal.

Je n’ai pas encore lu toute l’histoire. Je ne peux donc pas dire si Stevenson et Modestine développèrent, finalement, une meilleure relation.

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Bato la Tortue, notre Bedford CF230 1981, est un peu notre Modestine à nous. Bato est certes différente à plusieurs égards : c’est une machine et elle ne se commande pas au fouet. Mais notre relation avec elle est mitigée, comme l’était celle entre Stevenson et son ânesse.

Aujourd’hui, jeudi 14 août 2014, notre autocaravane est soignée par le seul garagiste Bedford des Pays-Bas, à Smilde. Nous en serons quittes pour une facture de plusieurs centaines d’euros. Nous nous sommes demandé si cela valait la peine de réparer un véhicule que nous voudrons vendre sous peu, pour continuer notre voyage vers d’autres continents. Le vendre maintenant? Mais à qui? Le Garage Bedford nous en donnerait seulement le quart de ce que nous avons payé. Et encore.

Continuer notre route? À quel prix?

Pour poursuivre, nous ne pouvions faire fi de ces problèmes mécaniques qui mettaient notre sécurité en péril : carburateur et freins, principalement. Grâce à notre autocaravane, nous allons où nous voulons, campons dans des endroits superbes, à proximité de rivières ou de lacs, ou dans la forêt, et nous faisons des repas santé économiques.

Il y a ainsi des avantages à voyager avec un Bedford en Europe. Je peste certes contre les défaillances mécaniques de notre engin et souhaiterait bien juste un petit peu plus de confort.

Hier, sur la plage de sable fin de Blauwe Meer, près de Hoggermilde, aux Pays-Bas, devant l’étendue turquoise du lac fouetté par le vent, je n’ai pas souhaité être ailleurs. Jogging dans les sentiers autour du lac. Faire voler notre cerf-volant acrobatique pour la première fois. Nous baigner dans une eau limpide. Et camper à cent mètres de tout cela.

Dans cette municipalité rectiligne, qui borde un canal de navigation, il n’y a pas d’attractions touristiques préfabriquées. Même pas de bureau d’information touristique.

Ah oui! Quand même! Il y a ce mégaparc d’amusement intérieur, à Speelstad à Oranje, où les enfants s’éclatent pendant que nous rongeons notre frein à force de réfléchir au coût de ce voyage en Bedford. La femme qui nous a conduits à Speelstad, en autostop, s’est éclatée «Nai! Nai!» (en néerlandais) et en riant quand nous lui avons dit que nous voyagions pour une année. Jamais, nous a-t-elle fait comprendre, elle n’entreprendrait une telle aventure.

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Olivier Föllmi, photographe voyageur que j’admire, écrivait que tout voyage vécu avec humanité enrichit le cœur et l’esprit – et c’est là la plus grande richesse des voyages –, mais que pour cela, il faut accepter de vider ses poches, ou de partir les poches vides.

Le voyage nous détrousse. Notre choix est de tout simplement accepter cette réalité en demeurant les plus simples et humbles possibles. Pour nous rapprocher de nous-mêmes et des autres.