Tir Eithin: donner et recevoir

Tir Eithin: donner et recevoir

L’école et la routine

Après une semaine passée sur la ferme, nous avons progressivement trouvé notre rythme individuel et familial. Dès 5 heures et demie, je me levais pour une séance de méditation d’une heure et ensuite allait m’installer au bureau pour entretenir mon site web. Après quelques jours de cette routine, je ressentis un nouvel élan de création et de production.

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École sur la ferme

Les enfants s’installaient à la table de la salle à manger avec Marie-Soleil, avant ou après le déjeuner, afin de faire quelques exercices pédagogiques. Grâce à la douceur et la bienveillance de ma compagne, les enfants ont poursuivi leurs apprentissages de nature scolaire tout en vivant au rythme des travaux de la ferme. Une fois les leçons terminées, ils se précipitaient vers l’enclos des chèvres afin d’aller offrir une courte balade aux chevreaux tenus en laisse. Les chevreaux apprennent ainsi à s’habituer à la présence humaine et seront plus dociles quand viendra le temps de les traire.

Parce qu’ils sont les seuls enfants sur la ferme et que nous sommes occupés bien souvent à toutes sortes de tâches, Maël et Kaliane ont souvent été laissés à eux-mêmes. Ils s’inventèrent alors des jeux, bricolèrent avec les matériaux qu’ils trouvaient à leur portée et venaient parfois nous prêter main-forte dans la cuisine.

Mais au bout de deux semaines, nous avons commencé à trouver que cette société adulte ne leur convenait pas bien. Ils pouvaient certes s’éclater avec Andy, un wwoofeur adulescent de 29 ans, mais à moyen terme les relations qu’établissaient les enfants avec celui-ci n’étaient pas en mesure de combler leurs besoins d’enfants. Incapable de dire non, Andy subissait avec sourire les attaques et l’agitation des enfants.

Au bout d’un certain temps, Maël et Kaliane ont commencé à défier les consignes, les limites et à se penser beaucoup plus autonomes qu’ils ne sont véritablement, à 7 et 8 ans. Nous avons réalisé l’effet qu’avaient pu avoir trois mois de voyage sans qu’ils puissent jouer avec d’autres enfants.

Dans la cuisine

Dès le premier jour, Marie-Soleil et moi nous sommes mis au fourneau. Pain à la levure et pizza le premier jour, en attendant que la culture d’eau et farine que j’ai mélangée se transforme en levain. Les conditions étaient si propices, que la culture eau-farine bouillonnait après seulement une journée. Il en fallut quelques-unes de plus pour obtenir un levain mature, près pour la panification.

Durant trois semaines, tous les trois jours, ce fut une expérience boulangère dans la cuisine. Les mélanges entre les diverses farines biologiques (blanche et entière) se sont succédé pour le plus grand plaisir des bénévoles et des wwoofeurs. La panification au levain a révélé des formes et des saveurs inattendues pour ces derniers, habitués à d’autres mies et d’autres croûtes. Ce n’est pas sans frustration que j’ai appris à domestiquer le four au gaz et le four à convection, le second étant devenu mon plus fidèle allié.

Un matin, le mélange eau, farine et levure que j’avais préparé la veille était prêt à 5 heures. En pleine forme, j’ai pétri une pâte à pain que j’ai ensuite divisée et façonnée vers 6 heures et demie. Alan, un wwoofeur écossais qui nous a envoûtés en jouant de la cornemuse chaque fin d’après-midi, s’est pointé à la cuisine vers 8 heures en maugréant : «Tu es fou! Ce tapage dans la cuisine à 5 heures et ensuite à 6 heures et demie!» Sa chambre étant située au haut de l’escalier donnant sur la cuisine, il avait été réveillé par mon activité. Lève-tard, il avait certes raison de se plaindre. Mais en ce dimanche magnifique où nous partions vers 11 heures pour aller faire une randonnée sur la côte galloise, il me fallait sortir les pains du four avant notre départ. Ce fut chose faite! Et tous se réjouirent d’avoir du bon pain sur la planche. Alan inclus.

Marie-Soleil a pris la relève de Sue à la cuisine. Durant trois semaines, elle a préparé presque tous les soupers pour une douzaine de personnes. Vers 14 ou 15 heures, elle allait cueillir les ingrédients du souper dans le potager. Ensuite, elle s’installait à la table et préparait jusqu’à 18 heures des repas qui ont émerveillé tout le monde : quiches, desserts, légumes cuits longuement au four, chili et, régulièrement, des plats de viande (veau, porc, bœuf, tous élevés et transformés localement) pour les carnivores indéfectibles.

Lors de notre dernier souper sur la ferme, nous avons cuisiné un grand festin indien : chapatis (pains plats non levés, cuits sur une plaque), dal (lentilles), curry de pois chiches, légumes mélangés, pommes de terre et épinards, curry d’agneau et, pour le dessert, pouding au riz (kir) traditionnel (aromatisé à la cardamome et aux raisins secs). Ce fut une manière de marquer avec passion et gourmandise notre passage sur la ferme.

Quotidiennement, Peter questionnerait Marie-Soleil de son ton de voix naturellement fort et profond, «De la viande ce soir?», tel un lion affamé de viande sanguinolente. Aussi, il répéta plusieurs fois :

«Sue, elle cuisine toujours trop tard! Nous mangeons à 21 heures! Mon Dieu!

— Oui, lui répondis-je, elle est si occupée dans le potager qu’elle ne peut pas cuisiner plus tôt. Elle récolte les légumes que nous mangeons le soir. Sinon, nous n’aurions rien à manger!

— Oh! Oui! C’est vrai ce que tu dis.»

Fraggle, quant à lui, refusait systématiquement de manger des légumineuses. Il argumentait que celles-ci sont responsables de l’émission de beaucoup de gaz à effet de serre parce qu’elles sont produites à des milliers de kilomètres de leur lieu de consommation. «Je ne veux manger que ce qui est produit localement. Mieux vaut manger de la viande et des légumes locaux, que des légumineuses étrangères», soutenait-il. Pour lui, même la production biologique de légumineuses à l’étranger ne pouvait compenser pour l’empreinte carbone.

Mais y a-t-il plus que l’émission de gaz à effet de serre qui compte dans le calcul de nos choix alimentaires? Est-ce que «local» signifie nécessairement moins de gaz à effet de serre? Ne devrions-nous pas tenir compte du travail humain et des conditions sociales qu’engendrent diverses formes de production? Je continuais de m’interroger quand, un soir où chacun cuisinait pour soi, Fraggle a réchauffé des petits pois verts, des pommes de terre pilées et de la viande, le tout provenant de conserves ni locales ni biologiques, produites par une méga-industrie alimentaire.

Et que dire de ces fritures à grande huile qu’Alan se faisait tous les matins? L’odeur suintait par tous les orifices de la cuisine et écrasait l’atmosphère jusqu’à une dizaine de mètres du bâtiment. Nous ne nous en sommes pas plaints ouvertement. Mais nous ne pouvions comprendre comment il est possible de valoriser l’agriculture biologique et les communautés volontaires tout en mangeant si mal (des toasts beurre et confiture, avec un thé, pour le lunch) et en pestant contre la bonne volonté de ceux qui se lèvent tôt pour garnir le garde-manger de la ferme. Je ne veux pas prêcher par excès de vertu, mais je me questionne quand je détecte certaines valeurs individuelles qui me semblent contraires au sens même d’une communauté volontaire.