Tir Eithin: donner et recevoir

Tir Eithin: donner et recevoir

Des volontaires de tous horizons

À Tir Eithin, il n’y a pas de propriétaires individuels. Tous sont des volontaires dédiés à la cause de l’agriculture biologique, du développement durable et de la conservation de la nature.

Tony a complété un doctorat en foresterie et s’est spécialisé à propos des termites des forêts tropicales amazoniennes. C’était il y a environ 40 ans. Aujourd’hui septuagénaire, il a refait sa vie après l’université, en quête de plus d’espaces libres, hors des salles de laboratoires et loin de l’oculaire des microscopes. En 1976, il s’est installé à Tir Eithin.

Il cultive une vision bienveillante et compatissante de l’agriculture. Jamais il ne s’imaginerait quitter sa région pour aller, par exemple, au Canada où il lui semble que le climat politique va mieux. «Tout ce que j’ai eu la chance de vivre et de recevoir dans ma vie, c’était au Royaume-Uni, dit-il. J’espère pouvoir redonner à mon pays, même les gens ne s’attendent pas à ce que j’ai à leur offrir. Je n’irais pas ailleurs, malgré l’approche capitaliste et conservatrice des torys.» Tony rayonne l’équanimité alors que les conditions de vie sont matériellement pauvres sur la ferme. «C’est comme cela depuis 1976!» dit-il en souriant. Son attitude contribue à donner du souffle et de l’inspiration à cette communauté fortuite.

Sue a suivi, il y a très longtemps, une formation universitaire en agriculture. Elle a uni son destin à celui de Tony plusieurs années après l’arrivée de celui-ci à Tir Eithin. C’est elle qui coordonne la production maraichère, avec Martin qui a aussi fait partie de l’équipe fondatrice de Banc Organics. Soucieuse, préoccupée et le ton bas, elle travaille avec acharnement au succès de la mission de la ferme.

Peter, atteint du syndrome d’Asperger, a été accueilli sur la ferme au début des années 1980. Il avait 23 ans à l’époque. Sa maison d’accueil précédente avait remarqué son fort caractère. Les responsables avaient justement pensé qu’une nouvelle demeure, sur une ferme, allait pouvoir lui donner des tâches physiques à la hauteur de son énergie. Cela plaisait à Tony, qui accepta alors la venue d’un nouveau membre sur la ferme. D’autres personnes nécessitant des soins particuliers avaient séjourné sur la ferme, mais leur flegme et leur manque d’énergie ne les prédisposait pas à une vie active. Cela ne pouvait fonctionner en ces lieux assez rudes.

Peter exécute quotidiennement la même routine. Levé aux petites heures, il allume son poste radio ou son lecteur CD et écoute à plein volume ses disques préférés de musique classique. «Berlioz, c’est le plus grand! Il est classique, pas moderne, mais il est si dramatique!», se plait-il à nous répéter sans cesse, oubliant la dernière fois où il nous a fait un exposé détaillé de ses goûts musicaux. Sa voix est comme celle d’un ténor, mais à défaut de savoir chanter — «Oh! Mon Dieu! Jamais je ne voudrais chanter!» s’exclame-t-il – il expulse les mots comme s’il s’était retenu de respirer pendant une minute et qu’il devait parvenir à tout dire en un souffle.

À l’heure du déjeuner, quand notre famille est réunie autour de la table, autour de 7 heures, il est le premier à se joindre à notre table. Il fait bouillir l’eau pendant que coule l’eau de son bain. Brusquement, quand la bouilloire se met à siffler, il s’empresse, dans l’urgence, de se lever et de saisir à mains nues le bouchon brûlant posé sur le bec de la bouilloire. «Bloody hell! It’s burning hot!» (Bon sang! C’est brûlant!), jure-t-il toutes les fois, sans exception. Plus tard dans la journée, il sort au village ou en ville rencontrer diverses personnes et revient, plus tard en après-midi, couper du bois et entretenir son potager. Les tâches manuelles sont son exutoire, des activités où il peut extérioriser sa grogne et mettre sa force physique à profit.

Entêté, Peter a un jour décidé : «Je veux faire du pain!» C’était à ses débuts sur la ferme. Avec l’accord de Tony, Peter s’est enfariné. Il a, pendant deux ans, fait un pain qu’il décrit comme «exécrable» et qu’il vendait en colportant chez les voisins et en ville. Certains lui achetaient ses briques simplement pour le plaire, d’autres en achetaient qu’ils redistribuaient directement aux cochons de la basse cour. Cela dura jusqu’à ce qu’un soir, tard, il suscite une crainte profonde chez un villageois apeuré par la vue de ce grand gaillard frappant à sa porte et voulant à tout prix vendre son pain.

Stevan et Fraggle nous rejoignent tous les matins quand nous avons fini de déjeuner et avons rangé notre vaisselle. Il est 9 heures passées quand, les yeux encore embrouiller par les effluves de Morphée, ils se font un café et un thé, et s’installent dehors pour le boire en fumant une cigarette.

Stevan est volontaire sur la ferme depuis 2 ans et demi. «Je suis arrivé ici en très mauvais état, je ne pouvais même pas parler. J’étais muet. Traumatisé», nous confia-t-il. Entre 16 et 23 ans, il s’est occupé de chiens battus. Le désespoir de ces bêtes et la cruauté humaine l’ont profondément marqué. Aujourd’hui, jeune trentenaire, il se dévoue sur la ferme et est devenu l’assistant fidèle de Tony et Sue. «Un jour, rêve-t-il, je pourrai peut-être avoir une ferme à moi, une maison que j’aurai construite et, certainement, des moutons.» Stevan est excellent gardien de troupeau (moutons et vaches). De son aveu, ce sont ces bêtes qui lui procurent le plus de satisfaction. «Je veux vivre frugalement et c’est ce que j’apprends ici sur la ferme. C’est ce que je veux cultiver pour mon futur», partage-t-il. Son enthousiasme, sa nervosité un peu hyperactive et sa fougue énergisent l’atmosphère de la ferme.

Fraggle, c’est l’homme à tout faire. Vagabond, il se promène avec un chariot sur lequel il traîne des dizaines de kilogrammes d’outils. Il effectue des séjours de plus ou moins longues durées à Tir Eithin et ensuite reprend la route à travers le Pays de Gales, l’Écosse et l’Angleterre. Il ne possède que des outils. La caravane dans laquelle il loge est située dans le fond d’un pré. Il a tout réparé sur la ferme, de l’électricité à la soudure, en passant par la maçonnerie. Sur notre Bedford, il a réparé l’entrée électrique principale et le problème qui empêchait notre batterie de cellule de se recharger. Fumeur invétéré, «Parce que je n’en possède pas les gènes, je ne mourrai pas du cancer», jure-t-il, grand sourire fendu jusqu’aux tempes, en toussant gravement. Sa toux ne disparut point durant notre séjour.