Reportage | Un trek parfumé aux épices: dans les pas des Berbères du Maroc

Reportage | Un trek parfumé aux épices: dans les pas des Berbères du Maroc

Ce reportage a été publié dans Géo Plein Air (mai 2014). Cliquez ici pour voir le diaporama.

Je me sens léger. Depuis juillet, quand Nathalie Schneider m’a annoncé que j’allais devenir reporter pour Géo Plein Air au Maroc, je revis en pensée mes voyages en Inde. Le Maroc sera certes différent… comment? Après sept années de travail, je viens de compléter un doctorat sur les voyages bouddhiques en Inde. Mon corps a besoin de marcher. Mon esprit recherche d’autres perspectives sur le monde. C’est mon premier voyage avec une guide et des muletiers. L’imprévu et le déracinement seront-ils au rendez-vous?

Texte de François Thibeault

Yellah! «Allez!», en berbère. La route est lancée! La pierre ocre et les rayons du soleil couchant se croisent sur la chaine du Jbel Siroua (3304 m), située entre le Haut Atlas et l’Anti-Atlas marocain. Aussitôt débarqués à Marrakech et accueillis par Pascal et Hafida de Tawada Trekking, nous avons avalé les 200 km (5 heures) de route pour rejoindre notre point de départ pour ce trek dans le massif du Siroua. En piquant à travers le Haut Atlas dominé par le Jbel Toubkal (4167 m), nous arrivons à Tamllakout.

À la manière des semi-nomades

Au premier matin, Abdallah, notre cuisinier-muletier, et Abdou, son assistant, ont chargé sur chacune des deux mules plus de 120 kg de matériel. D’un geste sûr, les muletiers tendent et nouent le cordage qui retient les charges. Jusqu’à Aït Tigga, c’est une géologie rocailleuse colorée par l’ocre et l’hématite. Des buissons d’armoise affrontent les derniers relents de la sécheresse estivale. Le thym embaume sous nos pas.

À l’abri d’une azib, «bergerie», nous prenons une pause en amont des gorges Assaka qui se resserrent sur un oued desséché (des «rigoles», généralement à sec, que les eaux pluviales font déborder). Nous pénétrons dans ces gorges où, le long d’un ruisseau, des figuiers, des noyers et des pommiers donnent des fruits abondants.

À midi, la halte s’improvise sur des matelas recouvrant une natte étendue au sol. Le thé à la menthe nous est servi généreusement. Une tagine mijote sur le feu. D’une halte à l’autre, Abdallah nous sert des plats abondants et délicieux (tagine à l’agneau ou au poulet, couscous, beignets, pain traditionnel que nous trempons dans l’huile d’olive). Je fais bombance à chacun de nos repas. En soirée, les muletiers dressent le campement avant notre arrivée. Une tente nomade abrite nos conversations au sujet de la vie des guides, des muletiers et des cuisiniers. Leur compagnie contribue au bonheur que je ressens dans l’effort de ma marche.

«Mon travail de guide m’a fait découvrir comment les Berbères vivent dans les montagnes», dit Hafida notre guide. «Je voudrais que les voyageurs découvrent cela aussi.» Celle dont les grands-parents étaient d’origine berbère et éthyopienne est devenue, il y a vingt ans, la première femme marocaine accréditée comme guide de montagne. «Je suis guide de profession. À la maison, je suis une femme marocaine qui aime se maquiller et porter de beaux vêtements», dit cette mère monoparentale qui, sur la montagne, apprécie les défis du terrain et ceux humains qu’inspire l’aventure. Hafida est une exception qui confirme la règle selon laquelle les Marocaines doivent relever de grands défis pour se tailler une place au sein du Maroc d’aujourd’hui.

Dehors, suspendue à une voûte stellaire sans nuages, la pleine lune étincelle. L’air est vif. Je suis transporté. Yishoua! Bien!

Le labeur des montagnards

L’aube se lève sur les monts Tachanchn-t. Les mules percent le silence de leurs braiments déconcertants. Sur le chemin des bergeries d’altitude, le minaret de la mosquée d’Aït Ighmour surplombe la vallée d’Aït Singan. Comble du bonheur pour un boulanger amateur, je découvre à Idourar un four à pain artisanal chauffé à bloc avec de l’armoise. Grâce à Hafida qui leur explique mes intentions en berbère, les paysanes me laissent examiner de près le défournement de ces pains qui font notre régal.

Au-dessus d’Izaïne, nous prenons de l’altitude le long d’un ruisseau bordé d’une mousse verte luxuriante qui rafraîchit les roches volcaniques brûlées. À Tissouitine, un couple sexagénaire heureux discute fièrement de leurs dix enfants et, sans pudeur, de leur vie sexuelle épanouie. Dans la culture berbère, la famille est centrale. Le veuvage entraîne quant à lui l’exclusion, les Berbères comparant les veuves à des «paniers sans mains». L’islam, qui a conquis le Maroc dès le VIIe siècle, soutient un patriarcat millénaire. Les Berbères ont toutefois su adapter leur culture ancestrale au sein d’un Maghreb islamisé.

Les Berbères, arabisés ou islamisés?

Les Berbères, qui sont présents en Afrique du Nord depuis des millénaires, ont longtemps souffert d’un deni systématique de la part des pouvoirs coloniaux, puis étatiques. Au Maroc, en Algérie, au Niger et au Mali, bien que minoritaires, les Berbères sont une composante essentielle des enjeux politiques, économiques et culturels nationaux. Il n’y a qu’au Maroc, en 2011, que l’amazigh (terme générique pour désigner les langues berbères) a été reconnu comme deuxième langue officielle (parlée par 40% de la population), après l’arabe. La berbérité (conçue tardivement au 20e siècle) est en quête de reconnaissance : le geste politique du roi Mohammed VI de fonder l’Institut royal de la culture amazighe en 2001 est un pas dans cette direction. Face à l’islamisation de la Méditerranée méridionale qui s’est achevée au 8e siècle et à son arabisation accomplie autour du 12e siècle, les tribus berbères ont manifesté leur singularité religieuse. Ainsi l’islam sunnite dominant au Maroc (incarné par la monarchie) a généralement perçu les traditions musulmanes berbères (qui incluent le culte des saints et des rites indigènes pré-musulmans) comme des hérésies. Les voyageurs qui se rendent en terrain berbère au Maroc auront ainsi l’impression, légitime, que leurs habitants sont à la fois arabisés et islamisés, mais aussi distincts sur le plan de leur culture et de leurs visions du monde.

Or, les Marocaines sont loin de jouir de conditions sociales égales à celles dont jouissent les Marocains. Selon le Forum économique mondial, dans son rapport sur l’égalité des sexes, le Maroc se classe au 129e rang des 136 pays examinés. Les Marocaines ont très peu accès à des postes de cadres et à la propriété au sein des entreprises marocaines. En dépit d’un régime monarchique qui contrôle le jeu des partis politiques au sein du gouvernement et qui a ainsi limité la montée de l’islam intégriste au Maroc, la mainmise du régime et des hommes sur l’économie est un obstacle à l’émancipation des Marocaines.

Pour l’heure, Abdallah et Abdou mettent le feu à des buissons d’armoise. De jeunes Berbères nous rendent visite. Ils ont abandonné l’école avant leurs dix-huit ans. Leur avenir se profilera peut-être sur la voie des générations précédentes, comme maçons, agriculteurs ou bergers. Des nuages passagers qui filent un voile blanc dans la nuit rappellent l’éphémérité et la précarité de ce monde.

Jamal, un technicien en réfrigération visitant sa famille, exprime sa frustration à l’encontre d’une industrie qu’il considère biaisée à la faveur des Marocains de souche arabe. Revêtu d’une djelaba traditionnelle, il rêve d’une auberge touristique dans les montagnes. Or, il n’y a dans les bergeries ni électricité ni eau courante, même si le roi Mohammed VI a fait de l’électrification des villages une priorité nationale.

Nous avons dormi à 2400 mètres et passé un col à un peu moins de 3000 mètres. Je suis enivré d’azur et de fatigue : mon sac de couchage estival ne m’a pas préservé du froid la nuit précédente. Sur le col, rencontre avec un berger qui séjourne dans une azib située au-delà des 3000 mètres. Sa famille lui apporte pain et huile d’olive aux deux semaines. De juin à octobre, les azib sont investies de troupeaux de chèvres et de moutons. C’est en partie grâce à l’élevage en montagne que le Maroc se situe dans le top 15 mondial de la production de viande ovine et de laine.

Du safran et des greniers

Du col, nous rejoignons Tizgui par des gorges abruptes. C’est un village perché au milieu de vastes cultures en plateaux surplombant une vallée luxuriante où poussent des noyers majestueux. L’association locale Tanalimt veille ici au développement. Son chef élu, Abdellah Bousaïd voudrait créer une coopérative qui produirait un safran de qualité, cultivé sans engrais et séché lentement. Selon Abdellah, une femme devrait aussi faire partie du conseil de la coopérative, en reconnaissance du travail soutenu des femmes lors des récoltes.

Au Maroc, il se produit environ deux tonnes de safran par an (la production mondiale est évaluée à 300 tonnes par an). Abdellah Bousaïd a appris à se méfier des acheteurs grossistes qui disent oeuvrer équitablement, mais qui en définitive leurrent les producteurs et les consommateurs. Il vend ainsi une grande part de sa production à des voyageurs de passage et à Hafida qui en fait le commerce avec l’Europe. Le festival du safran de Taliouine (en automne) fait la promotion d’une culture locale destinée à émoustiller les papilles du monde entier.

Autrefois, il arrivait que les tribus des différentes vallées du massif du Siroua pillaient les récoltes d’autres tribus. Pour se protéger des razzias, les montagnards ont construit des «greniers». À Tizgui, les greniers sont creusés dans le roc, à flanc d’une falaise. Il faut y grimper au moyen d’échelles et d’escaliers à pic. Abdellah Bousaïd en possède les clefs. Ayant revêtu sa djelaba et sa taguia traditionnelles, il nous ouvre les portes des greniers qui ont été reconstruits afin d’être mis en valeur auprès des touristes. En équilibre sur des passerelles étroites, je contemple avec vertige une époque révolue.

Les tisserandes de Tislit

Khadija, mère de sept enfants, nous installe dans la plus grande pièce d’un gîte construit pour héberger les randonneurs. Les tapis sont l’attrait principal à Tislit. Ces tapis réputés sur les marchés de Marrakech se vendent ici en plein air, en négociant directement et individuellement avec les tisserandes (une coopérative n’aurait-elle pas été à leur avantage? songé-je). Sur le sol terreux de la grand-place du village, les femmes disposent une mosaïque de tapis. La beauté des tons, des motifs et des couleurs éveillent le goût de la négoce. J’en achète pour mes enfants, en me disant que l’artisanat saura cultiver chez eux le goût du voyage.

Au dernier jour, nous rejoignons Sfkoumt. Derrière nous, le Siroua se révèle dans toute sa splendeur. Le souvenir des gens qui y habitent pénètre ma vision de cet environnement. De retour des montagnes, nous nous offrons un bain dans un hammam, des déambulations dans le souk de Marrakech, une veillée au Palais Jad Mahal, et une descente de rivière surprise. Le Maroc et l’Inde, pensé-je, sont des sociétés où les hommes dominent virilement l’espace public, mais où le contact privilégié avec des cultures locales permet de découvrir un quotidien riche de sens. Après ce voyage humain, je suis revenu au Québec avec l’intention de repartir en famille pour un long voyage. Surtout, j’ai compris que l’esprit berbère est tissé de joie, de détermination et de liberté. Shukran! Merci.

REPÈRES

Basée à Marrakech, l’agence Tawada Trekking fondée en 1997 par Hafida Ndoubane et Pascal Perron offre et conçoit sur mesure des circuits en montagnes, dans le désert et sur les rivières. Leur clientèle comprend des nouveaux voyageurs, des familles et des aventuriers expérimentés (www.tawadatrekking.com)

À lire: Maroc, de Vincent Geus. Grenoble, Éd. de la Boussole, 2007. Contient des descriptions de treks dans le Haut Atlas et dans le Siroua (www.guidesulysse.com)

Transport aérien: Royal Air Maroc offre une liaison directe entre Montréal et Casablanca ainsi que des vols domestiques vers Marrakech. www.royalairmaroc.com