Arrêt obligé à Gloucester

Arrêt obligé à Gloucester

Nous sommes arrivés à Gloucester par une fin d’après-midi (d’une belle journée ensoleillée), un samedi, à bord d’une remorqueuse. Cela aurait pu être une belle journée. Nous allions en direction de la ferme Tir Eithin, dans le comté de Carmarthensire, au pays de Galles. L’embrayage du Bedford a complètement cédé au haut d’une bonne pente, à quelques kilomètres de Gloucester (prononcer : Glo-stâ). Heureusement, pour une deuxième fois, notre assurance automobile en France a couvert les frais de dépannage. Mais il nous a quand même fallu attendre quatre heures sur le bord d’une autoroute.

Nous avons stationné le campeur chez un mécanicien qui, après avoir confirmé l’origine de l’avarie, ne pouvait faire autrement que de nous conseiller de patienter jusqu’au lundi. Deux jours devant nous, à Gloucester, avec camping dans le stationnement d’un garage en prime.

Au parc de Gloucester, repère de délinquants jusqu’au milieu des années 2000 avant sa restauration, un piquenique dominical organisé par l’Armée du Salut ne pouvait mieux tombé.

Nicolas, fidèle de l’Armée du Salut, a été le premier à s’étonner de la visite de voyageurs canadiens à Gloucester. «Mais que venez-vous faire à Gloucester?», une question maintes fois posée par des locaux. À l’évidence, les habitants de Gloucester ne se représentent pas leur ville comme une attraction touristique hors pair.

Sur le t-shirt noir de Nicolas, une succession de silhouettes blanches représentant l’être humain à divers stades de son évolution. Le point culminant : un joueur de cricket.

«Le criquet est l’un des sports les plus magiques qui soient, s’exclame-t-il.

— Mais quelle est cette magie? C’est si lent, c’en est même ennuyant… lui ai-je demandé.

— C’est un sport où les revirements de situation prennent leur temps, mais quand ça arrive, on peut ressentir dans l’atmosphère du jeu et du stade une tension, une fébrilité. En trente minutes, l’équipe qui était en train de perdre peut tranquillement prendre le dessus sur la partie et finalement l’emporter. Ce n’est pas comme ces sports spectacles où tout se joue en une fraction de seconde.

— D’ailleurs ce ne sont pas les Britanniques qui ont fait connaitre ce sport aux Indiens?

— Oui, et c’est vraiment devenu une religion pour les Indiens. Ici, ce n’est qu’un sport, mais un grand sport. Sauf qu’il perd progressivement de sa popularité. Dernièrement, quelques équipes de la région sont disparues. Les Wingets de Gloucester demeurent tout de même les meilleurs de leur catégorie.

— Et toi, tu joues?

— Certainement! Je joue dans l’avant-dernière équipe au classement!»

Né et élevé au Tamil Nadu, d’une mère médecin et d’un père ingénieur, Nicolas a quitté l’Inde à l’âge de dix-sept ans. Il n’y est jamais retourné : «Quand j’avais l’argent pour y aller, je n’avais pas le temps, dit-il. Quand j’avais le temps, je n’avais plus d’argent! Présentement, j’économise pour y aller dans quelques années.» Il conserve de sa jeunesse en Inde le souvenir de l’accent «hinglish» qu’il emploie, avec un fou rire, pour mimer les Indiens. Dodelinement de la tête, de gauche à droite, inclus.

Vers la fin de l’après-midi, Nicolas a préparé un terrain de criquet pour nous faire une leçon : saisir le bâton, frapper la balle, les règles de base, le lancer. Son fils et quelques-uns de ses amis se sont joints à nous. Décidément, les jeunes Anglais ont encore un grand intérêt pour ce sport. La dernière fois où j’ai vu tant de jeunes s’agglutiner autour d’un terrain de criquet et se disputer pour avoir la chance de lancer la balle, c’était en Inde. À des milliers de kilomètres de la Déesse-Mère, j’ai ressenti sur cette aire de jeu une innocence et un esprit de compétition ludique. Maël s’est immergé profondément dans ce moment de jeu, avec tout le sérieux d’un enfant de huit ans qui veut jouer avec les grands. Magique!

Au cours de l’après-midi, Nicolas s’est joint à l’orchestre de l’Armée du Salut pour offrir, comme il l’a dit, «un bruit joyeux au Seigneur». Il a ajouté : «Je sais comment jouer de quelques cuivres, mais je ne suis pas musicien. L’important, c’est de jouer pour le Seigneur, pour la foi et pour les gens qui sont parmi nous. Quand je joue avec d’autres musiciens, on ne m’entend pas vraiment et c’est mieux comme ça!»

À la fin du piquenique, il nous a offert cette bénédiction : «Puisse cette merveilleuse famille connaitre le succès lors de leur voyage. Je remercie le Seigneur de nous avoir permis de les rencontrer aujourd’hui et de partager leur compagnie. Puissent-ils trouver rapidement l’embrayage dont ils ont besoin pour poursuivre leur route. Amen!»

*

Le lundi matin ainsi que les autres matins qu’il nous a fallus attendre à Gloucester, nous nous sommes attablés chez un McDonald’s. Oui. Un MacDo. Un vrai! Jamais je ne m’étais imaginé que Marie-Soleil et moi irions nous installer chez ce restaurateur de malbouffe.

Les conseils de voyageurs technomades comme nous se sont avérés bien fondés : on retrouve chez MacDo une connexion WiFi rapide, stable et gratuite, laquelle nous a permis de demeurer en contact avec le monde et surtout de faire des recherches pour trouver un embrayage. Le café espresso est aussi, ma foi, très bon. Voire bien meilleur que de nombreux espressos que nous avons bus dans divers cafés en Europe.

WiFi, café. OK. Mais la bouffe? Ouache! Il n’y avait que Maël qui semblait vouloir en redemander. Kaliane, avec un air piteux, nous a regardés et a dit : «Maman, je n’aime pas ça. Je n’en veux plus…» Et nous : «C’est correct ma p’tite fille, tu peux laisser ça là…»

En attendant de trouver la pièce manquante à notre casse-tête de déconfiture, nous avons parcouru Gloucester à pied. La marche nous a fait un grand bien. En fait, nous avons plus marché en famille à Gloucester que n’importe où ailleurs durant notre voyage.

Parc, cathédrale, quais historiques, canaux de navigation et centre-ville, nous avons trouvé à Gloucester l’atmosphère assez humble et sans prétention d’une ville qui semble repousser – tant qu’elle le peut – la tendance à l’embourgeoisement qui affecte souvent les villes-attractions. Certes, il y a ici un supermarché en construction et là, un centre d’achat neuf et pimpant.

Le centre-ville demeure le lieu de rassemblement des gens ordinaires, des pauvres, des délinquants, des alcooliques, des jeunes professionnels-hipsters à la mode et des sans-abris. Le tout, sur des rues piétonnières et des trottoirs où les commerces ne font pas dans les gadgets touristiques kitsch de mauvais goût.

La bibliothèque a été pour nous un havre de calme et d’absorption intellectuelle. Dépossédés durant le jour d’une maison toute à nous – notre campeur étant immobilisé sur un stationnement de garage, en bordure d’une route très passante en plein secteur industriel – nous avons trouvé dans la lecture un imaginaire dont il fait bon se nourrir quand cela ne roule pas rond.

Lundi, mardi, mercredi : pas d’embrayage. Finalement, on nous appelle de Leeds, plus au nord, pour nous annoncer que, le jeudi, nous pourrions échanger notre vieil embrayage pour un embrayage réusiné. Un autre jour et une autre nuit à nous répéter ad nauseam que ce voyage en Bedford nous coûte cher en réparation, en carburant, mais surtout en tension psychologique et en fatigue physique.

Sur le bord du canal de Gloucester, où circulent des péniches de toutes sortes et dans tous les états, il y a ce bateau-phare converti en centre de méditation bouddhique. Le Sula a été entièrement restauré, après que le fondateur de cette communauté ait eu la vision d’un bateau-phare pour propager le dharma bouddhique. De tradition japonaise Shingon, le centre se veut aussi un centre de santé holistique et de thérapies paramédicales.

Le bateau-phare, rouge écarlate, annonce un message d’éveil et de lumière dans un monde où les hauts-fonds et les tempêtes peuvent assombrir notre voyage. La vision originale du prêtre-moine-gardien de phare de ce centre bouddhique ne passe pas inaperçue!

*

L’embrayage reçu et installé, nous avons repris notre chemin en soirée pour gagner la ferme Tir Eithin, notre destination finale au Royaume-Uni. Tony nous a contactés plusieurs fois durant notre mésaventure pour nous encourager et prendre de nos nouvelles. Nous remettre en route nous a procuré un sentiment d’extase et de libération. Nous allions enfin pouvoir parvenir à cette ferme où nous souhaitions nous installer quelques semaines, voire deux mois, pour wwoofer.

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